En décembre dernier, la COP15 a fixé un objectif global d’inversion de la « perte de nature » à horizon 2030. L'accord de Kunming-Montréal, qualifié d'historique par de nombreux observateurs, témoigne de la montée en puissance des enjeux liés à la biodiversité dans la sphère internationale. Cet accord installe un nouveau cadre mondial, le Global Biodiversity Framework, qui fixe des objectifs ambitieux. Cependant, les contours de ces derniers restent encore flous et pour les atteindre, tout réside dans leur déclinaison opérationnelle par les acteurs publics et privés y compris ceux du secteur financier.
Le Global Biodiversity Framework a regroupé en trois catégories les objectifs :
La crise de la biodiversité est vraiment majeure : on parle d’une extinction de masse de même ampleur que les cinq qui se sont produites au cours de l’histoire. A ceci près que le rythme d'extinction d’espèces est cent à mille fois plus rapide. Ainsi, les Nations Unies estiment à un million le nombre d’espèces de plantes et d’animaux menacés par cette extinction. De ce point de vue, cette crise est une expérience inédite grandeur nature, un plongeon vers l’inconnu. La COP15 a permis de fixer des objectifs capables d’inverser la « perte de nature » d’ici à 2030, notamment en conservant 30% des zones terrestres et marines et en restaurant 30% des écosystèmes terrestres et marins dégradés. La plupart des objectifs fixés sont jugés être à la hauteur des enjeux par la communauté scientifique, mais peu si ce n’est aucun n’est réellement actionnable dès aujourd’hui. Il est donc nécessaire de rapidement dépasser l'instance de gouvernance, le cadre de transparence et de reporting afin d’arriver à mener des actions concrètes.
L'essentiel reste à construire en matière de biodiversité, mais les principales pressions humaines sur la biodiversité sont bien connues et documentées.
Au niveau des données et indicateurs à mettre en place, le champ est encore libre. Le Global Biodiversity Framework exige beaucoup plus de transparence de la part des acteurs notamment financiers. Toutefois, à l’inverse des enjeux climatiques où l’empreinte carbone s’est depuis longtemps imposée et structure la définition et le pilotage des objectifs d’atténuation, le cadre biodiversité ne statue pas encore exactement sur quelles informations cela va porter.
Plus généralement, les méthodologies sont encore imparfaites ce qui présagent les mêmes difficultés si ce n’est pire que celles pour les crédits carbones : comment justifier que la restauration d’un écosystème équivaut à la destruction d’un autre ailleurs ? D’ailleurs la simple définition de ce qu’est une aire protégée ou encore de ce qui est peut être considérée comme un écosystème restauré n’est pas parfaitement définie et fait l’objet d’intenses débats. Est-ce qu’il peut y avoir des activités minières au fonds d’aires océaniques protégées ? Comment comparer l’impact du financement d’entreprises de secteurs différents et de régions différentes, impactant via leurs activités des écosystèmes également bien différents ?
Il y a donc beaucoup d’intelligence collective à produire autour de ces questions opérationnelles en faisant collaborer les acteurs financiers, publics, privés et la communauté scientifique. De nombreuses initiatives de place existent déjà pour engager les acteurs financiers et les faire travailler ensemble autour de nouveaux outils et nouvelles méthodes.
Les interactions et dépendances entre des espèces, des écosystèmes et la génétique, sont, certes, mal connues, mais les principales pressions qu’exercent les activités humaines sur la biodiversité le sont mieux. Il s’agit de l’occupation et des changements d’usage du sol, de l’exploitation des ressources, du changement climatique, de la pollution ou encore des espèces envahissantes, comme le moustique tigre ou le frelon asiatique. En s’appuyant sur l’ensemble des outils déjà à leur disposition, les acteurs financiers peuvent déjà en faire beaucoup plus dès aujourd’hui. Par exemple, les acteurs peuvent dès maintenant s’appuyer sur des indices de référence pour guider leur stratégie d’investissements vers la préservation de la biodiversité. Euronext a déjà développé de tels indices en sélectionnant les valeurs selon deux métriques basées sur le principe de double matérialité : le Dependency Exposure Score permet d’identifier les émetteurs dont le chiffre d’affaire dépend et Biodiversity Avoided Impact)1.
Des outils se font déjà une place plus importante dans le paysage financier. On peut par exemple citer le Global Biodiversity Score porté par CDC Biodiversité, outil de mesure d’empreinte de la biodiversité, permettant de mesurer quantitativement l’impact de ses activités directes d’une entreprise et au travers de sa chaîne de valeur sur les écosystèmes. De son côté, depuis maintenant 4 ans, Iceberg Data Lab développe la Corporate Biodiversity Footprint (CBP) pour mesurer l’impact des entreprises sur la biodiversité. Ou encore, si on veut avoir une approche la plus globale et ambitieuse possible, s’appuyer sur plusieurs sources et données. Il en existe de nombreuses et notamment de plus en plus publiques et "open source" comme l’outil ENCORE. Ce dernier permet de mieux cartographier les impacts et les dépendances de ses actifs au vivant. Certaines bases se concentrent sur des thématiques spécifiques à intégrer aux stratégies biodiversité telles que l’eau (CDP Water Impact Index, WWF Water Risk Filter) ou la déforestation (Global Canopy Forest 500, Global Forest Watch Pro).
Nous sommes ainsi entrés dans une période charnière : un nouveau cadre de gouvernance internationale est en train d’émerger autour du Global Biodiversity Framework alors que les réglementations évoluent en parallèle. Ainsi, la taxonomie européenne commence à fixer les critères minimums d’alignement sur les objectifs de biodiversité et déjà, l’article 29 de la Loi Énergie et Climat française impose aux acteurs de la finance de se doter d’une stratégie biodiversité et de l’expliciter. Toutefois, force est de constater que les acteurs ne répondent pas ou partiellement à ces contraintes : à titre d'exemple, les éléments relatifs à la biodiversité dans l’Article 29 publiés par les acteurs de la place restent relativement succincts. En effet, si certains publient l’empreinte biodiversité de leurs investissements, rares sont ceux ayant défini une vraie stratégie autour de cette métrique pour l’intégrer aux processus de gestion.
Mais construire une thèse d’investissement en intégrant les enjeux du vivant n’est pas sans effort et doit être fait de manière méthodique. D’abord, il faut accompagner les équipes pour les former sérieusement sur ces enjeux car ce sont les connaissances des équipes qui permettront de bien identifier les risques et les impacts de chaque décision (d’investissement). Ensuite, il faut mettre à disposition des données de qualité et pertinentes pour comprendre l’impact des business model et des projets financés. Dans une stratégie d’investissement, ces données définissent des indicateurs qui eux-mêmes doivent être utilisés comme le support d’un dialogue et d’un suivi efficaces et impactants entre financeurs et financés. Le label Greenfin a déjà proposé une liste d’indicateurs pour évaluer l’impact des investissements sur la préservation de la biodiversité : dépenses moyennes des émetteurs engagées en faveur de la biodiversité rapportées au chiffre d’affaires ou encore surface de conversion des terres de l'ensemble des activités du portefeuille.
Aux outils de reporting et de pilotage déjà disponibles tels que le Science Based Targets Initiative pour la nature ou le Global Reporting Initiative (GRI), les acteurs tant économiques que financiers peuvent maintenant s’appuyer sur les recommandations de la TNFD. Cette dernière a publié le 18 septembre 2023 la version 1.0 de son cadre relatif aux risques et opportunités liés à la nature et à la biodiversité.
Concrètement, en quoi cela peut faire évoluer le paysage en matière de reporting ?
→ Ce cadre est l’aboutissement d’un processus de consultation de deux ans et a déjà été testé par plus de 200 entreprises. 14 recommandations ont été émises et départagées entre 4 piliers : gouvernance, stratégie, gestion des risques et données et cibles.
Dès aujourd’hui, à l’image de Mirova qui s’est déjà engagé à adopter les recommandations de la TNFD, les acteurs financiers doivent se saisir de ce nouveau cadre qui leur permettra d’identifier et mitiger les risques mais également d’investir dans des projets en faveur de la biodiversité.
Construire ces indicateurs nécessite de s’appuyer sur de nombreuses méthodologies complexes, demandant une forte expertise scientifique, intégrant une vision dynamique des impacts et basées sur plusieurs scénarios de référence. Opérationnellement parlant, construire ces indicateurs puis les piloter, les interpréter et les communiquer nécessitent des expertises et des outils adaptés qui connectent toutes les composantes de l’organisation : de l’analyste à l’équipe de gestion des risques jusqu’à la direction des investissements.
La rigueur scientifique ne doit pas être oubliée pour s’assurer que les acteurs financiers ne visent pas à côté des objectifs. Cette rigueur doit s’appliquer avec une transparence absolue, c’est le principal enjeu porté par les réglementations aujourd’hui. Toutefois, pour s’assurer que la finance s’emparent pleinement des enjeux biodiversité, il ne faut jamais mettre de côté les convictions propres de chaque acteur financier, pour que sa thèse de biodiversité s’inscrivent parfaitement dans sa stratégie globale et viennent la renforcer.
Sans ces 3 piliers – données de qualité, expertise et rigueur scientifique et conviction - , aucune action ne pourra être véritablement transformante et apporter une réponse nécessaire à l’urgence actuelle.
On peut avoir l'impression que le cadre de gouvernance et que le cadre réglementaire avancent en ordre dispersé, que tout n'est pas encore stabilisé d’un point de vue méthodologique et que, dans ce contexte en pleine évolution, il est plus sage d'attendre. Mais au contraire, il sera déjà trop tard pour se saisir des sujets biodiversité lorsque le cadre sera stabilisé, s’il se stabilise un jour ! Il est primordial pour les acteurs financiers de se positionner et de réduire dès maintenant leur impact sur la biodiversité.
Certes, le monde vivant est complexe mais l’urgence à agir est, elle, évidente : l’humanité fait partie du vivant et par conséquent l’ensemble de l’humanité, et nos économies qui vont avec, sont sensibles et vulnérables face à l’érosion brutale actuelle de la biodiversité. Les enjeux environnementaux du vivant et du climat ainsi que les enjeux sociaux sont étroitement liés. Les acteurs financiers doivent se positionner dès aujourd’hui et s’outiller en conséquence pour commencer à gérer cette complexité, en multipliant les points de données et en décodant les méthodologies. Accompagner les acteurs financiers sur cet objectif précis nécessite d’adopter une posture humble, pour chercher à réconcilier la dimension scientifique et la dimension politique, réconcilier de manière pragmatique ce que dit la science avec les convictions de chaque acteur, et ainsi débloquer point par point, les verrous qui empêchent l’accélération du financement de la transition environnementale.
Financer un monde qui repense réellement notre relation au vivant a des implications bien concrètes pour les acteurs financiers qu’il faut anticiper si l’on veut qu’ils jouent pleinement leur rôle de financeur de la transition.
1 Euronext Biodiversity Indices